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À lire : À pied d'œuvre, Franck Courtès

À pied d'œuvre, Franck Courtès

Catégorie : Sociologie Éditeur : Gallimard ISBN : 978207073024916 Posté le par Liesel

À pied d'œuvre, Franck Courtès


Ce court récit d’un photographe en vogue devenu homme à tout faire constitue un coup de poing tant littéraire que sociologique. Déçu par l’évolution de son métier qu’ont transformé Internet et Photoshop, et grisé par la publication à succès de quelques romans et nouvelles, Franck Courtès décide de ne plus se consacrer qu’à l’écriture, sa vraie vocation. Mais le travail de plume peine à nourrir son Parisien, poussant le narrateur à se lancer parallèlement, tel nombre de ses contemporains et pas seulement les étudiants ou les retraités modestes comme mentent les plateformes dans leurs discours marketing de recrutement, dans la rugueuse “aventure” de l’auto-entreprenariat. Il en perçoit très vite, pour pasticher Vigny, la lourde servitude plus que la grandeur. Avec beaucoup d’autodérision, Courtès raconte son basculement dans le monde inhumain et illusoire de ces employeurs virtuels qui utilisent plus qu’ils n’emploient une masse de travailleurs aux abois, à coup d’algorithmes autoritaires et dépersonnalisants. L’auteur qui aspirait simplement à assurer son quotidien tout en gardant la liberté d’écrire, réalise être devenu une main d’œuvre servile, interchangeable, tenaillée par l’obsession, constante autant qu’incertaine, de gagner sa vie. Il comprend vite que ses efforts quotidiens, malgré sa fatigue physique et morale, ne lui permettent pas de remplir correctement son réfrigérateur… sans compter le reste ! Le voilà presque totalement exclu de la consommation, et par là de la quiétude normalement garantie à chacun par la société démocratique moderne fondée sur le dogme de la réussite sociale. “Travailler dans le but de me nourrir, resserrer ce lien entre le travail et le besoin de manger, est une révélation. Jamais, quand j’étais photographe, je n’ai fait ce lien. Après une rencontre avec Tom Hanks, je ne me précipitais pas au Carrefour du coin convertir ma réussite en riz basmati ou en yaourts. La rémunération de mon travail était secondaire. D’une certaine manière, l’argent sur mon compte en banque, s’y trouvait naturellement. (…) À présent, le raccourci entre mon labeur et mon assiette me fait connaître, avec la trivialité qu’il suppose, l’enjeu vital du travail” écrit-il. L’ex-photographe devient, non un travailleur autonome goûtant une forme de sobriété choisie, mais un forçat du quotidien “empêché de jouir des plaisirs matériels de la vie”.

  “Dans mon enfance, mes parents appelaient les pauvres des smicards. Aujourd’hui, le smicard avec son CDI fait presque figure de privilégié” constate Courtès avec effarement, fort de ses expériences de laveur de carreaux, installateur-réparateur de petits meubles et électro-ménager, livreur, jardinier, déménageur, serveur, aide-cuisinier… Ainsi coupé de ses enfants et des amis aisés de sa vie d’avant, le narrateur éprouve une forme de honte sociale et saisit toute l’indignité du statut de travailleur pauvre prétendument “entrepreneur autonome” : faiblesse des taux horaires, isolement, stress permanent de n’être pas contacté pour une mission, docilité forcée face à une concurrence constante comme celle, par exemple, des sans-papiers, encore plus corvéables du fait de leur statut clandestin. Sans compter l’obséquiosité obligatoire face à des clients souvent aimables mais pas moins autoritaires que dans le monde ancien du salariat et dotés, de surcroît, du redoutable pouvoir de décider de votre sort à coup d’étoiles en plus ou en moins lors de leurs évaluations. Plus besoin d’injonction directe ou de réprimandes de la part du patron, débarrassé ainsi des craintes de rébellion ou de grève grâce à ce personnel invisible, anonyme – l’usage du seul prénom sous couvert d’une familiarité joviale et en réalité factice dépersonnalise l’ouvrier-domestique – et totalement assujetti. Une forme de servitude volontaire instaurée par ce que l’écrivain baptise “le nouveau génie patronal exploitant non plus le travail mais l’accès au travail”. “Ce monde des algorithmes transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent” analyse encore Franck Courtès. Ce récit d’une expérience personnelle révèle la part sombre de la société moderne capitaliste, jusqu’à se transformer en un puissant brûlot politique. On peut toujours rêver et espérer qu’il éclaire des “décideurs” du MEDEF, aveugles aux conditions qu’ils imposent au prolétariat d’aujourd’hui.