À lire : Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Verticales

Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Verticales

Catégorie : Roman Éditeur : Verticales ISBN : 9782070144136 Posté le par Liesel

Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Verticales


C’est l’histoire de Simon, un fou de mer pour les vagues tremplins qu’elle offre aux surfeurs tels que lui. Il s’entraîne sur les plages du Havre avec ses amis Christophe et Johan, également des mordus des déferlantes bleues et vertes. Ce ne sont pas elles, pourtant, qui vont éteindre la jeune vie de Simon mais un banal accident de voiture, au petit matin. Se succèdent alors les apparitions croisées des parents du défunt, Sean et Marianne qui, en apprenant la mort de leur fils ont “transpercé la membrane fragile qui sépare les heureux des damnés”. Puis entrent en scène Pierre Révol, le médecin réanimateur de grande renommée, Cordélia l’infirmière bousculée par une aventure amoureuse trop fugace, Claire, la malade épuisée atteinte de myocardite, Thomas, l’infirmier chargé d’assister les familles des donneurs d’organes.

Car dans ce roman, Maylis de Kerangal aborde, de son élégante écriture ciselée déjà louée dans cette rubrique (voir la notice du 3 octobre 2008 pour “Corniche Kennedy”) le sujet singulier et pourtant quotidien, vital, de la greffe d’organes. Durant cette lecture, on ne peut s’empêcher de songer à un autre ouvrage, “l’Intrus”, essai autobiographique de Jean-Luc Nancy. Le philosophe s’y interrogeait, après qu’on lui ait transplanté un « nouveau » cœur, sur la poursuite de son existence grâce à l’organe d’un être peut-être différent de lui par l’âge, le sexe, la couleur de peau. Il y exprimait son questionnement sur son nouveau statut de vivant survivant avec le cœur d’un défunt inconnu palpitant à l’intérieur de lui. Il y narrait la sensation d’étrangeté, dans tous les sens du terme, qu’il éprouvait, forcément mêlée d’une empathie particulière.

C’est sous un autre angle, celui d’une course folle entre mort et vie dont le déroulé s’effectue en 24 heures haletantes, que Maylis de Kerangal raconte l’incroyable et paradoxal phénomène du sauvetage d’une vie grâce à la fin d’une autre, narrant avec brio toutes les émotions qui en jaillissent. Le titre emprunte à Tchekov dans “Platonov”, l’impressionnante injonction “d’enterrer les morts et réparer les vivants”. Et si l’on trouve au fil des pages “La leçon d’anatomie” de Rembrandt, les linceuls peints par Mantegna, le corps souffrant du Christ ou les cœurs “sacrés” des rois de France transportés par convois spéciaux pour être enfermés dans des vases précieux, le texte n’a rien de macabre ni de sombre, porté par la plume enchantée de l’écrivaine. Ici, les lèvres gelées des filles, l’hiver, ont des “couleurs de pomelo”, les rues du Havre “rue René-Coty, rue du Maréchal-Joffre, rue Aristide-Briand, noms à barbiches et à moustaches, noms à bedaines et à montre-gousset, noms à chapeau mou” font sourire et le bocage normand est magistralement dessiné : “Le fond du pré est une soupe froide qui flocfloque sous leurs semelles, l’herbe est cassante et les bouses de vaches que le givre a durcies forme ça et là des dalles noires, les peupliers lancent leurs serres dans le ciel, et il y a ces corbeaux dans les taillis, gros comme des poules (…)” Maylis de Kerangal fait toujours mouche dans l’évocation des émotions : “Elle sait que l’appel qu’elle s’apprête à effectuer va provoquer une accélération générale de toutes les vitesses à l’autre bout de la ligne, un influx d’électricité dans les cerveaux, une injection d’énergie dans les corps, autrement dit, l’espoir.” Un roman précieux qui réconcilie avec le goût de la lecture, la bonne, celle qui allie plaisir et réflexion. Un livre à relire aussi plus tard, une envie trop rare.