À lire : Rebelles et honorables, Jessica Mitford

Rebelles et honorables, Jessica Mitford

Catégorie : Autobiographie Éditeur : Belles lettres ISBN : 9782251200408 Posté le par Liesel

Rebelles et honorables, Jessica Mitford


Des six sœurs Mitford, Jessica est probablement la moins connue en France. Les romans à l’humour typiquement “british” de Nancy, l’aînée (“l’Amour dans un climat froid” ou “Tir aux pigeons”, lectures aussi délicieuses que légères), la folie pronazie des cadettes, Diana et Unity, la passion pour les animaux de Pamela ou les récits mondains de Deborah, la benjamine, devenue “lady fermière” dans son manoir du Devonshire, ont éclipsé la pourtant captivante trajectoire de l’avant-dernière rejetonne de cette aristocratique tribu.

Ce premier tome des mémoires de Jessica Mitford, enfin traduit en français, connut, en Angleterre et aux Etats-Unis, un grand succès lors de sa publication en 1960. Cela autorisa son auteure à piger pour des magazines tels “Life” ou “Esquire” où elle put, dès lors, à travers ses reportages, faire partager les thèmes qui lui tenaient à cœur : le racisme dans le sud des Etats-Unis, la violence et l’injustice du système pénal américain, les abus de l’industrie funéraire, l’apartheid en Afrique du Sud auquel la sensibilisa son amie la romancière Doris Lessing... Rien ne destinait pourtant la jeune Anglaise à devenir grand reporter ni surtout… militante communiste ! La narratrice, élevée au plus profond de la campagne britannique, dans le manoir d’Asthall, commence par un portrait lucide, acide et drôle de son milieu familial : “Les tantes se répartissaient grosso modo en deux catégories.

Il y avait celles qui étaient mariées, mères de familles nombreuses, en charge d’un personnel important et chargées de harceler les enfants. Ces femmes indomptables aux traits irréguliers et aux coiffures d’acier, aux tailleurs de tweed élimés, aux visages burinés, vous traquaient par un jour de grêle glacé dans votre refuge près du feu (…) “Lire ? Dans cette atmosphère renfermée ? Allons, allons, viens, sors faire une belle marche, paresseuse. (…)

Il y avait aussi la-tante-restée-jeune-fille, un genre plus doux et plus menu, qui vivait seule dans un petit appartement à Londres avec une femme de chambre.” Contrairement à ses sœurs et à leur frère Tom, l’héritier, classiquement formé à Eton, Jessica manifeste très tôt une pugnace volonté d’échapper à leur caste : “C’était comme si j’avais été une petite figurine voyageant à l’intérieur d’une de ces boules de verre où se produisent des tempêtes de neige quand on les agite – sans que je puisse m’échapper de cette prison de verre.” Unity aussi se démarque, mais radicalement à l’inverse, à travers une excentricité morbide qui la pousse à devenir une groupie de Hitler pour lequel elle finira par se tirer une balle dans la tête… Jessica choisit le versant politique opposé, à gauche toute, peut-être parce que venue au monde en 1917, l’année de la révolution russe, elle fut ainsi placée sous la “bonne” étoile rouge ?... C’est en tout cas ce qu’elle aimait à croire.

Sans concession, elle raille même la devise familiale qu’elle juge prétentieuse : « Dieu prend soin de nous ». Tout enfant déjà, elle s’oppose instinctivement aux idées réactionnaires des siens. Elle s’effare, par exemple, d’entendre ses parents, héritiers oisifs, expliquer la grève générale de 1926 par la crise qui aurait résulté de “l’institution des allocations de chômage qui avaient tué toute initiative et de la journée de travail de huit heures qui imposait à des Anglais le nombre d’heures pendant lesquelles il leur était permis de travailler.” Jessica conteste, argumente en vain face à ce qui lui semble injuste, car elle manque de références, aucune éducation intellectuelle n’étant donnée aux jeunes filles de la bonne société d’alors.

C’est par la lecture, en autodidacte, que la contestataire va se forger une culture et des opinions qu’elle tentera, sa vie durant, d’accorder à ses multiples engagements. La nuit, sous sa couverture, l’adolescente dévore tout ce qu’elle peut trouver et qu’elle pressent interdit : Gide, D.H. Lawrence, Aldous Huxley, Bertrand Russell, Bernard Shaw ou encore Beverley Nichols qui décrit les horreurs de la guerre et prône le désarmement mondial. Si miss Mitford ne parvient pas à échapper à la cérémonie de présentation des débutantes à la famille royale à Buckhingam, ses trois plumes d’autruche plantées sur la tête, elle s’analyse ainsi : “Je savais désormais ce que je fuyais et vers quoi je devais courir.” Ce livre est le récit haletant de son émancipation brutale : sa fuite en France avec son cousin Esmond Romilly, neveu de Winston Churchill, un aristocrate passé des meilleures public schools aux maisons de correction avant de participer à la guerre d’Espagne aux côtés des Républicains. L’amoureuse commente : “Comme la plupart des gens à 18 ans, sa personnalité était encore instable. Il me faisait l’effet d’être à la fois un héros, un aventurier, un mauvais garçon, exactement comme je l’avais toujours imaginé en fait.”

Puis vient leur mariage à Bayonne que même Antony Eden, le ministre des Affaires Etrangères, alerté par les familles des fugueurs, ne parvient à empêcher. S’ensuit pour Esmond et Jessica une période contrastée de vie de bohème à Greewich (où ils se voient couper l’électricité car les innocents ne savaient sincèrement pas qu’il fallait régler des factures au quotidien) puis de galères aux Etats-Unis où il ne faisait pas bon militer au parti Communiste dans ces années-là… L’intrépide Jessica sera tour à tour vendeuse dans un magasin de couture, enquêtrice au porte à porte, barmaid. Le pacte germano-soviétique surprend et glace l’enthousiasme bolchevique du jeune couple que Jessica définit comme “une conspiration de deux contre le monde”. Esmond part alors au Canada s’engager dans l’armée de l’air pour “retrouver l’esprit de Madrid”. Mais il meurt au combat en novembre 1941, dans le ciel allemand. A 24 ans, voilà Jessica veuve et seule aux USA, avec un nourrisson pour charge d’âme. La rebelle vivra encore plus d’un demi-siècle raconté dans le prochain tome dont on attend déjà la traduction…

NB : Pour les amateurs d’histoires – la grande et les petites – venues d’outre-Manche, il ne faut pas manquer la somme publiée cette année par Catherine Monroy aux éditions Larousse, “Anglais, nos ennemis de toujours !”