À lire : Par-delà les silences, Pascale Jamoulle

Par-delà les silences, Pascale Jamoulle

Catégorie : Sociologie Éditeur : La Découverte ISBN : 9782707177247 Posté le par Liesel

Par-delà les silences, Pascale Jamoulle


L’auteure, assistante sociale et anthropologue belge, également enseignante à l’université de Louvain-la-Neuve, a écrit ces pages après deux années d’enquête auprès de migrants de Seine-Saint-Denis et de leurs descendants. Ce département français, qui compte 57% d’enfants d’origine étrangère, est, comme on le sait, depuis près de trois décennies maintenant, fortement touché par la précarité malgré les efforts consentis par l’Etat et les municipalités. C’est lors du XIXème siècle industriel que Paris, l’orgueilleuse et rutilante “ville-Lumière”, relègue ses prolétaires à l’est, là où soufflait le vent noir de poussière des cheminées d’usine aujourd’hui supplantées, pour la plupart, par des tours et barres HLM peuplées de travailleurs pauvres et de chômeurs… Aux paysans français venus chercher emplois et fortune ont succédé d’autres Européens puis des Africains des anciennes colonies françaises et plus récemment, des Africains et Asiatiques des ex-colonies anglaises. L’empreinte coloniale et post-coloniale marque donc profondément les destins des personnes interrogées par la chercheuse.

Si des individus de lointaines nations émergentes se pressent désormais aux frontières de l’Europe, l’espoir au cœur et parfois au péril de leurs vies, c’est parce qu’ils sont attirés par les images diffusées par les médias jusque dans les villages les plus reculés de la planète. On y montre le reflet trompeur et flatteur de la vie dans les pays riches qu’ils imaginent la même pour tous : facile et fastueuse, au moins pourvoyeuse d’emplois largement rémunérateurs. Mirage des écrans souvent corroboré par les fanfaronnades des récits mirifiques des immigrés en vacances au pays natal, même si depuis quelques années, les gouvernements locaux tentent de lutter contre ce phénomène par des campagnes d’information plus réalistes. Tous ces exilés fuient les guerres, la torture, les persécutions politiques ou religieuses, la pauvreté, le racisme, la xénophobie et parfois tout cela en même temps. “En quittant leurs pays, ils ont cherché à ouvrir les possibles, à prendre en main leur destin (…) Des femmes sont parties en quête d’émancipation, « chercher leur vie » et aider les leurs au pays. Des adolescents se sont sentis investis d’une mission familiale, des artistes sont partis en quête d’accomplissement” observe Pascale Jamoulle. Mais, une fois arrivés – et pas forcément là où ils le souhaitaient – le choc de la réalité des dures conditions de vie offertes – relégation spatiale, sociale, professionnelle – engendrent des traumatismes profonds qui perdurent à travers les générations, même une fois le cap du permis de séjour passé, voire celui de l’obtention de la nationalité française. “Les troubles de l’exil s’enclenchent lorsque les migrants ne peuvent s’enraciner nulle part, ni repartir ni rester, confinés dans des lieux d’exil, dans des marges violentes où les conditions d’existence sont indignes, où la course à la survie arrête le temps. (…) De migrants, ils deviennent errants.” Si l’anthropologue est lucide sur le fait que toutes les histoires lui sont relatées “avec leurs zones d’ombre, leurs tris conscients ou inconscients”, elle s’inspire, pour ce travail, de la notion “d’identité narrative” du philosophe Paul Ricœur. Pascale Jamoulle éprouve la conviction que “l’absence de capital narratif protecteur”, évoqué dans le sous-titre de l’ouvrage – “Non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration” – rend plus difficile l’adaptation de ces voyageurs qui se voudraient sans bagages. Ils se lancent ainsi dans une vie qu’ils souhaitent “neuve” et délestée de tous les problèmes du pays d’origine. Pour cela, ils les taisent, une fois la frontière franchie, pour se protéger, protéger les leurs et ceux qu’ils côtoient, au risque d’un effondrement psychique, le silence n’effaçant rien, bien au contraire.

Défilent le long des pages de cet essai des témoignages toujours éclairants, souvent déchirants. Ibrahim, Ivoirien : “On part sur un rêve, on arrive, et ce n’est pas ce qu’on avait rêvé. Et ça fait mal. La première stratégie qu’on met en place est de sauver sa peau : ne pas se faire prendre par la police. La deuxième c’est : où loger ? (…) Parfois la femme doit se donner elle-même ; pour l’homme, c’est plus rare mais certains le font aussi. Ils vivent avec des femmes qui pourraient être leur grand-mère. (…) La troisième, c’est : comment se nourrir ? (…) Il faut trouver à travailler. On se découvre de nouvelles choses que l’on sait faire. La quatrième c’est se soigner. L’angoisse de tomber malade.” Sabou, un musicien congolais dépité par le traitement (un séjour derrière les barreaux suite à une erreur judiciaire motivée par la couleur de sa peau) que lui inflige la France où il était venu tenter sa chance : “L’impression que ça donne, c’est que tout ce qui est black est du bétail pour les prisons. Ça donne de l’amertume.” Des Français noirs témoignent d’un même ostracisme, révélant combien est important, dans une destinée, le taux de mélanine ou la frisure des cheveux qui permettent, à l’œil nu, d’être classé dans les “minorités visibles”. Tel cet éducateur antillais qui déplore : “On est des Français de papiers. Pour les gens, des Français noirs, ça n’est pas des vrais Français.”

Solitude, poids du passé enfoui, non-dit de la difficulté du présent jalonnent ces parcours des migrants aux marges des deux sociétés dont ils pourraient tirer parti si le pays d’accueil… était réellement accueillant ! Pascale Jamoulle manifeste pourtant de la confiance lorsqu’elle écrit : “Des migrants font face aux épreuves avec détermination, souvent grâce à leur sentiment inébranlable qu’ils vont s’en sortir, aux étayages familiaux et sociaux qu’ils ont reçus. Dès qu’un contexte de sécurisation renaît et donne accès aux droits, ils entrent dans un processus de reconstruction.” Mais elle rappelle aussi l’importance de la transmission familiale : “(…) leurs enfants restent souvent fragiles lorsqu’ils ont dû construire leur propre sécurité psychique dans des environnements chaotiques. Quand ils se sont sentis rejetés par la société d’accueil, ils peuvent la rejeter à leur tour.” Au moment où on parle quotidiennement du repli sur soi d’une partie des enfants d’immigrés dont certains peuvent se laisser séduire par les classiques conduites à risques (addictions, délinquance…) ou maintenant même par la radicalité religieuse (islamisme ou sectes chrétiennes évangéliques), il est temps d’y réfléchir. A ces adolescents qui habitent des rues Gorki ou Louise Michel, étudient dans des lycées Mandela ou Aimé Césaire des banlieues populaires, il faudrait inculquer réellement les valeurs portées par ces nobles figures...  Sans doute l’idéal républicain incarnées par celles-ci, fort de ses généreuses valeurs universelles paraît-il injuste aux enfants d’immigrés qui restent stigmatisés par leurs physiques, leurs noms, leurs lieux d’habitation et les établissements scolaires où ils se trouvent concentrés. Dans cette même perspective, l’écrivain-écologiste Pierre Rabhi rappelle : “Il est important de se préoccuper de la Terre que nous laisserons à nos enfants mais aussi des enfants que nous laisserons à la Terre.”