À lire : Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim, Marie-France Peteuil

Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim, Marie-France Peteuil

Catégorie : Biographie Éditeur : Grasset ISBN : 9782246759812 Posté le par Liesel

Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim, Marie-France Peteuil


On la connaît surtout sous les traits de Jeanne Moreau, celle qui l’incarna voici cinquante ans dans le merveilleux film de François Truffaut. Helen Hessel écrit cette année-là au réalisateur : “Assise dans la salle obscure, appréhendant des ressemblances déguisées, des parallèles plus ou moins irritants, j’ai été très vite emportée, saisie par le pouvoir magique, le vôtre et celui de Jeanne Moreau, de ressusciter ce qui avait été vécu aveuglément.” Et à un ami : “Oui, j’étais cette jeune fille qui a sauté dans la Seine par dépit, qui a manqué le rendez-vous, qui a épousé son cher Jules si généreux et qui est passée par des extases et les désastres d’un amour éperdu et perdu. Oui, elle a même tiré sur son Jim. Oui, tout cela est vrai et vécu (…)”. Aujourd’hui, au moment où disparaît Stéphane, le fils cadet de l’héroïne, résistant, ambassadeur de France et grand humaniste, il ne manque pas d’intérêt de se plonger dans la destinée mouvementée de cette femme sans concessions, cette mère atypique. Stéphane Hessel expliquait, avec l’humour aimable qui le caractérisait, son irrépressible penchant pour la séduction par son désir, dès son plus jeune âge, de plaire à sa génitrice : « Je crois avoir réussi à épater ma mère et pour l’épater, il fallait s’y mettre parce qu’elle avait le regard acéré. Ainsi, j’ai passé mon baccalauréat à quinze ans pour l’épater. Ensuite, toute ma vie durant, j’ai tenté d’épater d’autres femmes mais beaucoup plus difficilement…” C’est Helen qui donna le goût de la poésie à ses fils, un goût qui permit à Stéphane de ne pas sombrer dans la folie lors de ses internements à Dachau et Bergen-Belsen.

Si un premier accouchement périlleux laisse Ulrich, l’aîné, semi-paralysé après que les forceps aient endommagé son cerveau, Helen vit plus sereinement la naissance de Stéphane, en 1917. Elle allaite le bébé tout en poursuivant une correspondance avec Rilke. En retour, le poète lui dédie ces vers : “Géranium qui éclate au doux soir pluvieux, Que ta joie écarlate me pénètre mieux…”

De chaque enfant, elle dit : “C’est mon fils unique”. Helen affichera toujours des idées non conformistes, fondées sur des valeurs morales très personnelles. Telle sa notion de la justice : “J’ai toujours pensé que la justice est une méthode pour donner un travail aux pauvres employés, aux policemen et aux juges et que les criminels sont ceux qui vraiment travaillent l’essentiel de la vie. Qu’ils sont la loi et les autres l’envers.” Durant la Première guerre mondiale, la jeune femme souffre de l’absence de son époux et proclame, mi-blagueuse mi-sérieuse, qu’il faudrait “instaurer des tickets de rationnement donnant droit à un accès aux hommes, denrée rare en ces temps de pénurie”… Elle assène parfois des “vérités” aux accents de snobisme quand elle s’interroge, par exemple, sur le sens de son existence : “Et moi, qu’ai-je fait ? La peinture ? RIEN. Les enfants ? Chaque concierge en a dix.”

Toute sa vie, Helen cherche à exercer une activité utile : elle occupe l’année 1920 à travailler comme ouvrière agricole dans des fermes en Pologne et en Silésie avant d’échouer chez un Junker saxon rencontré lors d’un bal. L’aristocrate devient son amant après lui avoir narré ses récits de chasse à l’éléphant en Afrique mais Helen s’enfuit au bout de quelques mois, lassée d’un homme aux idées réactionnaires trop conventionnelles pour la vie d’aventure qu’elle s’est choisie. Elle rêvera un temps de devenir clown ou danseuse dans des cabarets, à la manière de Colette et, la soixantaine venue, jouera brièvement les chauffeur et dame de compagnie en Californie, la seconde guerre mondiale l’ayant laissée dépourvue d’argent. C’est de sa plume qu’elle retire de substantiels revenus, pigeant pour le journal “Tagebuch” avant de tenir, plusieurs années durant, la rubrique mode à Paris du “Frankfurter Allgemeine Zeitung”. Helen y chante son amour pour la ville lumière : “Les poignées nickelées des portes du métro se ferment avec un petit clic. C’est cela Paris, il suffit de faire le premier pas et la ville te prend, pourvoit à ton bonheur, fait que ta vie s’écoule à l’unisson comme la résine de l’arbre.” Adorno, Walter Benjamin – avec qui elle flirte vainement car l’écrivain est effarouchable - sont ses lecteurs fidèles. Man Ray, photographe de mode, devient son ami comme Lee Miller, Philippe Soupault, Antoine de Saint-Exupéry, Thomas Mann et Aldous Huxley. L’insatiable exilée s’étourdit dans de folles soirées en compagnie de boxeurs dont les faces écrasées semblent particulièrement lui plaire. Le caractère original d’Helen est probablement lié à son éducation : issue de la grande bourgeoisie bohème de Berlin, elle a, avec ses quatre frères et sœurs, été élevée par un père léger et tendre, préférant jouer du piano, peindre et engrosser les domestiques plutôt que de gérer le patrimoine familial qui fondra peu à peu.

Helen décrit “l’ambiance Gründ” comme bruyante, exubérante, un tourbillon qu’elle s’efforcera d’entretenir autour d’elle jusqu’à son dernier souffle. Mais sur la famille Gründ planent également désespoir et folie : la mère, atteinte de dépression mélancolique, sera internée ainsi que plus tard Otto, le petit dernier. Ilse, l’une des sœurs, préférera se suicider après une vie tumultueuse. A l’instar de son père, la jeune Helen s’est d’abord lancée dans l’étude de la peinture tout en entamant une liaison avec son professeur. En 1912, elle suit des cours à Paris auprès de Maurice Denis qui la baptise “la divine enfant des barbares”, Kisling veut faire son portrait et Pascin tombe sous son charme lors d’une soirée au Dôme de Montparnasse. Mais c’est Franz Hessel qu’épouse l’apprentie artiste, un jeune, riche et talentueux intellectuel juif allemand. Déjà à cette époque, le jeu amoureux enthousiasme la libertine qui aime à “planter un grain” selon sa formule, dans le cœur des hommes et y voir pousser leur passion pour elle, même si elle n’y répond pas toujours. Helen collectionne dès lors les amants, arguant de cette formule audacieuse autant qu’injuste, qu’on entend dans “Jules et Jim” : “Si Franz me trompait, je divorcerai. Il faut qu’il y en ait un fidèle dans le ménage. C’est lui.”

La jeune femme ne faisait ici que reprendre et inverser le point de vue de la plupart des hommes de son époque. Franz a déjà présenté son élue à son grand ami Pierre-Henri Roché, esthète et collectionneur d’art, avec qui il a souvent partagé ses conquêtes féminines. Pierre-Henri, immédiatement fasciné, écrit d’Helen : “Elle a un front haut, de grands traits avec de la douceur, un sourire étrange (…) l’œil méprisant derrière sa gaieté. Il se dégage de ses mains et de son front une impression de folie et de démesure.” Roché va mettre en pratique avec Helen et Franz son concept de “polygamie expérimentale”. Mais au bout de quelques années, le trio amoureux se défait, la jeune femme ne supportant plus les changements d’humeur de Pierre-Henri qui exige trois fois qu’elle avorte après lui avoir demandé expressément de lui donner un enfant. Déchirée par la Seconde guerre mondiale où elle s’effare de l’enrôlement d’une partie de sa famille sous le drapeau à croix gammée tandis que son mari et ses fils sont persécutés en tant que juifs, elle rédige en 1940 un “Appel aux femmes du monde entier contre le nazisme”, beau projet qui reste vain… Elle est même obligée de divorcer de Franz sous peine de ne plus pouvoir exercer sa profession de journaliste avec un époux juif mais le sauve en lui faisant passer la frontière au culot, “grâce au pouvoir du regard d’Helen” raconte celui-ci, impressionné par la façon dont la courageuse a neutralisé les douaniers allemands. Veuve et devenue infirme, Helen passe ses dernières années allongée mais se dégage d’elle encore une impression de puissance et d’énergie. Elle raconte aimer “sentir l’été sur une chaise longue sous les arbres de la forêt de Fontainebleau” où Stéphane a acheté une maison.

Vêtue de blanc, elle reçoit pour le thé en fumant ses éternelles Caporal sans filtre et paraît comme une souveraine bienveillante mais impressionnante à ses petits-enfants. Dotée d’un inépuisable appétit de vivre, elle tombe amoureuse, à quatre-vingt ans, de Bernd Witte, un chercheur allemand venu collecter des témoignages sur Walter Benjamin. Le sentiment est réciproque et le jeune homme blond s’émeut qu’Helen l’appelle la nuit pour lui demander s’il l’aime toujours. A Pierre-Henri Roché, au moment les plus intenses de leur passion, elle écrivait : “Je veux être dans le rouge de ton cœur et boire, boire, boire…”