À lire : Dix jours dans un asile, un reportage, Nellie Bly

Dix jours dans un asile, un reportage, Nellie Bly

Catégorie : Sociologie Éditeur : Ed. du Sous-Sol ISBN : 9782364680913 Posté le par Liesel

Dix jours dans un asile, un reportage, Nellie Bly


Popularisée par des milliers de cartes postales publicitaires, la menue silhouette de Nelly Bly, serrée dans un « waterproof » à carreaux, incarna l’esprit pionnier du journalisme d’investigation outre-Atlantique à la fin du 19ème siècle. Energique, pleine de sang-froid, curieuse, pugnace et volontaire, telle était cette sorte de Séverine américaine, auteure des premiers reportages rassemblés dans ce volume. Et les éditions du Sous-Sol annoncent la publication prochaine d’autres articles de l’intrépide aventurière qui fut aussi correspondante de guerre pendant le premier conflit mondial...

Pourtant, bien sûr, rien ne prédestinait Elisabeth Cochran – sa réelle identité – née en Pensylvanie en 1864, à vivre de sa plume ni à faire seule le tour du monde. Précocement orpheline, elle se refuse à accepter le sort traditionnel des demoiselles sans dot, la plupart du temps réduites à jouer les dames de compagnie, les gouvernantes ou les préceptrices exploitées par des employeurs sans vergogne et part tenter l’aventure à Pittsburgh. C’est à la suite d’une lettre, fort téméraire pour une jeune fille de son temps, adressée au rédacteur en chef du journal local dont elle conteste les propos misogynes d’un éditorial, que débute la carrière journalistique de Nellie Bly. Mais le ton trop “social” des reportages de l’enquêtrice sans tabous fait perdre des annonceurs publicitaires à son employeur qui tente de la cantonner dans des sujets plus anodins. Nellie Bly s’échappe alors au Mexique… d’où elle ne tarde pas à se faire expulser, les autorités n’appréciant guère les papiers au vitriol qu’elle envoie, dénonçant la corruption et témoignant de la misère des petites gens. Pas vaincue pour autant, à vingt-trois ans, la jeune femme obtient un contrat de grand reporter auprès de Joseph Pulitzer, l’ambitieux patron de presse qui vient de racheter le “New York World”. Celui-ci teste sa nouvelle recrue en lui demandant une enquête “in vivo” à l’asile du Blackwell’s Island Hospital de New York où sont enfermées près de 1 600 femmes. Nellie Bly opte pour une stratégie simple : prendre une chambre dans un foyer pour femmes seules et y manifester un comportement étrange bien que non violent. La supercherie fonctionne, trahissant l’incroyable légèreté avec laquelle la société d’alors interne des personnes considérées comme déviantes, sans analyse autre que celle d’un rapide entretien avec un médecin.

Et voilà Nellie Bly au milieu d’autres “folles”, cette cohorte qu’elle décrit comme “le plus absurde des échantillons humains, le plus ignoble des destins.” Une fois en place, la journaliste s’effare : “je parlais et me comportais en tous points comme d’ordinaire. Mais chose étrange, plus je parlais et me comportais normalement, plus les médecins étaient convaincus de ma folie (…)” Elle dénonce l’arbitraire des incarcérations – notamment des femmes que font enfermer leurs maris pour adultère ou parce qu’ils souhaitent se débarrasser d’une épouse devenue encombrante – les conditions d’hygiène déplorables, des traitements médicamenteux brutaux et inadéquats, l’effacement des individualités et de la notion de pudeur, la violence des infirmières qui font travailler les patientes transformées en victimes, les violentent et les spolient. Mal nourries, les prisonnières, dans l’espoir de tromper leur faim, passent des heures à se décrire mutuellement des menus goûteux; un épisode qui, toutes proportions gardées, fait songer au récit de Germaine Tillion à Ravensbrück qui racontait avoir procédé au même subterfuge avec ses compagnes de camp… L’article choc de la reporter sur ses dix jours passés dans un tel enfer connaît un grand retentissement, au point que la ville de New York alloue un million de dollars supplémentaire à la prise en charge des malades mentaux.

Deux chapitres complètent l’ouvrage, l’un sur une immersion dans une fabrique de boîtes auprès d’ouvrières que Nellie Bly qualifient “d’esclaves blanches” et un autre dans un bureau de placement pour domestiques. Sans doute ses propres débuts difficiles inspirèrent-ils à la journaliste l’empathie qu’elle manifeste vis-à-vis des sujets qu’elle étudie : “Il faisait une chaleur suffocante, nous étions cinquante-deux dans cette seule pièce et j’en apercevais autant dans les deux salles voisines. Des grappes de filles obstruaient aussi le couloir et les escaliers. C’était un panorama inédit de notre époque. Des filles qui riaient aux éclats, se désolaient, mangeaient, lisaient, toutes assises du matin au soir, attendant qu’on leur offre la possibilité de gagner leur vie. La chance était parfois longue à venir. Nombreuses étaient celles qui venaient chercher une place depuis plusieurs semaines, deux mois parfois. Quel bonheur de voir leurs visages s’illuminer quand on leur proposait de se rendre chez une dame ! Et quel crève-cœur quand elles revenaient parce que leur frange, ou leur mine bilieuse ou leur poids ou leur taille avait déplu. Une pauvre femme était partout refusée au seul motif qu’elle portait le deuil.” Une réalité sordide et des conditions de travail inacceptables qui n’ont malheureusement guère changé, près de cent trente années plus tard, dans de nombreux Etats du monde, riches ou pauvres… Prolétaires de tous pays, réveillez-vous !