À lire : Debout-Payé, Gauz

Debout-Payé, Gauz

Catégorie : Roman Éditeur : Nouvel Attila ISBN : 9782371000049 Posté le par Liesel

Debout-Payé, Gauz


Il est l’inventeur de la théorie du PSG : “A Paris, dans tous les magasins ou presque, tous les vigiles ou presque, sont des hommes noirs. Cela met en lumière une liaison quasi mathématique avec trois paramètres : Pigmentation de la peau, Situation sociale et Géographie (PSG). (…) A Paris, la concentration élevée de mélanine dans la peau prédispose particulièrement au métier de vigile.” Ce singulier théoricien s’appelle Armand Patrick Gbaka-Bédé mais c’est sous le pseudonyme de Gauz qu’il publie ce petit volume baptisé “roman”, un roman fortement inspiré de l’expérience personnelle de l’auteur. Comme Gauz, le héros, Ossiri, est un Ivoirien de la classe moyenne, un étudiant venu tenter sa chance sur le continent européen et qui se retrouve vigile en France.

Après le délétère 11 septembre 2001, le marché de la sécurité explose face à la peur du terrorisme : on surveille, on fouille, on contrôle partout et tout le temps au sein des pays riches. Dans la capitale française où un réseau ivoirien informel s’en serait accaparé le monopole, la tâche est attribuée, majoritairement, à de grands Noirs en costumes sombres et mines fermées, leurs muscles bombés sous des uniformes siglés en lettres fluo aux noms autoritaires. Mais Gauz, de sa plume narquoise et clairvoyante, démythifie la fonction : “Ennui, sentiment d’inutilité et de gâchis, impossible créativité, agressivité surjouée, manque d’imagination, infantilisation, etc., sont les corollaires du métier de vigile.” Ou encore : “La principale prouesse du vigile consiste à ne pas dormir debout (…)”. Avec malice, il rappelle aussi la loi qui dépouille cet employé payé au rabais de tout réel pouvoir. Réduit à la seule possibilité d’interpeller à haute voix les voleurs ou éventuels fauteurs de troubles, il sera ensuite obligé d’en référer à ses supérieurs pour appeler la police. Sans compter l’argument politique quand le vigile travaille au magasin Sephora des Champs-Elysées : “Quelle idée de courir après quelqu’un qui a volé dans la boutique de Bernard, première fortune de France, une babiole ridicule produite par Liliane, 7ème fortune de France ?”

Gauz, vrai marginal au sens positif du terme – celui qui se trouve à la marge de deux mondes et peut poser un regard critique sur chacun – dresse le portrait angoissant du capitalisme contemporain vu par ses soutiers, sous forme de courts chapitres dont certains sont d’acides abécédaires. Par petites touches aussi puissantes que faussement anodines, il dénonce les structures viciées de la société de consommation, notamment la sous-traitance, qui maintiennent pauvres et riches, chacun à leur niveau, dans un statut de consommateurs permanents et accroît, malgré les apparences – tout le monde aujourd’hui possède un téléphone portable, du P.D.G. à la femme de ménage – les écarts sociaux. Gauz sort de la satire pour s’indigner de l’exploitation délibérée des sans-papiers : “Bannir un homme, l’éloigner de force de l’endroit où il vit et travaille, juste parce qu’un préfet ne lui a pas signé un banal papier, était une idée effrayante.” Son personnage est ainsi maintenu dans la précarité malgré ses efforts et se heurte à des compatriotes arrivés plus tôt, “insérés” dans la société d’accueil et qui participent à leur tour et sans vergogne à l’exploitation des plus démunis.

Les portraits de ce romancier du réel, souvent mordants, ne sont jamais méchants : “Un père (Saoudien ? Koweïtien ? Qatari ? Egyptien ?) joue à lancer en l’air sa fille puis à la rattraper. La petite fille, cheveux au vent, est belle et tous deux rient aux éclats. Ils ont l’air si heureux. Le vigile ne peut s’empêcher de se demander si un jour, ce père obligera sa fille à se recouvrir intégralement d’un voile.” Le livre qui se dévore en quelques heures, constitue un vrai brûlot sur le monde riche dont les pauvres sont les gardiens involontaires ou inconscients, contraints et forcés, debout-payés ou debout-pliés (sur leurs appareils ménagers)…