À lire : Chassés de la lumière, James Baldwin

Chassés de la lumière, James Baldwin

Catégorie : Sociologie Éditeur : Ypsilon ISBN : 9782356540522 Posté le par Liesel

Chassés de la lumière, James Baldwin


Malgré la présence, depuis six ans, à la tête des Etats-Unis, d’un président métis époux d’une Afro-américaine, l’Amérique contemporaine reste minée par les problèmes raciaux, notamment vis-à-vis des Noirs. Si une bourgeoisie noire a incontestablement trouvé sa place au sein des mondes de la finance, de l’art et de la culture – mais peut-être pas encore dans celle de la “bonne” société, la légende du “rêve américain” s’effritant contre le mur WASP, fidèle reflet des hiérarchies sociales européennes – parmi les classes pauvres, les Noirs figurent toujours comme les plus déshérités et surtout les plus menacés par les forces de l’ordre. Aujourd’hui encore, comme en attestent les derniers faits-divers meurtriers sur ce continent, un jeune Noir risque vingt-et-une fois plus d’être victime d’une bavure policière qu’un jeune Blanc et il y a plus de Blancs assassins de Noirs en liberté que le contraire… Cette immense et jeune nation moderne semble incapable de sortir de la violence de sa genèse, fondée sur l’éradication presque “réussie” de la population indienne originelle, suivie du peuplement et de la construction du territoire par l’immigration organisée d’un Lumpen prolétariat blanc et asiatique et de la traite négrière. Esclavage, ségrégation; même disparus, leurs fantômes continuent d’entretenir des rapports délétères entre citoyens. En atteste la remarque de Toni Morrisson, le prix Nobel de littérature, lorsqu’elle explique qu’elle continuera de prendre pour sujets des personnages explicitement noirs tant qu’il lui sera impossible, à l’instar des auteurs blancs, de pouvoir écrire des récits d’individus non définis et ici stigmatisés, par leur couleur de peau.

Témoignage des années 1960-70 constitué d’une collection de textes, ce cruel brûlot de Baldwin dessine un portrait au fer rouge de l’Amérique vue par l’un de ses natifs parti trouver une nouvelle inspiration en Europe. Mais le vieux continent n’épargnera guère plus l’auteur, noir et homosexuel, deux fois proscrit, en sorte. L’écrivain est lucide jusqu’au pessimisme sur l’histoire de son pays, y compris quand il porte un regard sur le combat traditionnellement jugé généreux des anti-esclavagistes pendant la guerre Sécession : “Quand on observe la réaction des gens du Nord devant les Panthères noires, quand on voit avec quelle lâcheté ils permettent qu’on les menace, qu’on les emprisonne, qu’on les assassine, et ceci en toute illégalité, on éprouve un immense mépris pour ce Nord émancipé qui, hier encore, manifestait tant d’admiration et de sympathie pour les Noirs héroïques du Sud. Heureusement, nous étions alors nombreux à éprouver quelque scepticisme dans cette sympathie si vertueuse, et nous ne sommes ni surpris ni déçus maintenant. Heureusement, nous sommes nombreux a avoir toujours su que « l’esprit du Sud est l’esprit de l’Amérique toute entière. »”

Son regard acéré ne s’arrête pas à la seule Amérique. Arrivé à Paris au moment de la chute de Diên Bên Phu, Baldwin observe la manière dont les Français détournent l’amertume de leur défaite sur les Algériens, ces autres colonisés : “Les marchands de tapis et les vendeurs de cacahuètes qui arpentaient les rues de Paris n’avaient rien à voir alors avec ce désastre militaire; pourtant, l’attitude populaire qui n’avait jamais été très amicale et celle de la police qui avait toujours été menaçante, se firent plus sournoises et méchantes. (…) C’est ainsi que les gens réagissent à la perte d’un empire – car celle-ci implique une révision déchirante de leur identité – et je devais retrouver ce comportement plusieurs fois et pas seulement en France.” Sur l’Algérie où frémissaient les prémices de la guerre d’indépendance, il note avec humour  : “Les Français mettaient un tel lyrisme à décrire les bienfaits dont ils dotaient leurs colonies que c’eût été le comble de la grossièreté que de leur demander quels avantages eux-mêmes en retiraient.” Sec, précis, sans concession, le récit de Baldwin montre la prison identitaire dans laquelle sa couleur de peau et sa sexualité le ramènent constamment. Une prison portative à laquelle il ne parvient pas à échapper, y compris parmi ses alliés, les militants afro-américains, machistes et homophobes, pour la plupart. Le titre évocateur du recueil emprunte au livre de Job de l’Ancien Testament. En lisant certaines lignes de Baldwin pourtant vieilles de quarante ans, on ne peut s’empêcher de songer au sort que l’Europe réserve aujourd’hui aux immigrés et à leurs enfants, tout en leur reprochant leur « non-intégration ». Il suffit de remplacer l’esclavage par l’exploitation prolétarienne et le mot “Noirs” par “immigrés” : “La vérité, c’est que ce pays ne sait que faire de la population noire maintenant que les Noirs ne sont plus une source de richesse, ne peuvent plus être achetés, vendus et élevés comme du bétail; il ne sait surtout que faire des jeunes gens noirs, qui représentent une menace aussi grande pour l’économie que pour le moral des jeunes majorettes blanches. Ce n’est pas un hasard si les prisons, l’armée et la drogue en prennent tant. Naturellement, les Américains (du moins ceux qu’on risque d’interroger) nieront d’une voix horrifiée qu’ils rêvent de quelque chose comme d’une « solution finale » et on peut seulement deviner ce qui se passe dans l’immense hinterland secret du cœur américain en observant la façon dont le pays se conduit.” Un constat sombre aux résonances contemporaines…