À lire : Chantier interdit au public, Nicolas Jounin

Chantier interdit au public, Nicolas Jounin

Catégorie : Sociologie Éditeur : La Découverte Poche ISBN : 9782707158420 Posté le par Liesel

Chantier interdit au public, Nicolas Jounin


C’est dans le cadre d’un projet de recherche sur le racisme au travail que Nicolas Jounin a entrepris une enquête de terrain en s’engageant lui-même comme manœuvre sur des chantiers en Ile-de-France. Pour cela, le sociologue a suivi le chemin traditionnel des agences d’intérim toutes regroupées autour des gares de l’Est et du Nord, grand lieu de passage et de brassage parisien.

Il y observe un monde de suspicion et de précarité au sein duquel employeurs et salariés se défient constamment, les premiers sous-payant et maltraitant, dans tous les sens du terme, les seconds (avec ou sans-papiers) ainsi amenés à limiter leur force de travail. C’est le constat d’un vrai gâchis d’abord humain mais qui touche aussi la qualité des constructions et la sacro-sainte productivité. Dans l’ouvrage figure, entre autres, l’effarante remarque de Francis Bouygues (qu’on retrouve également dans le remarquable documentaire “la Saga des immigrés” d’Edouard-Mills et Anne Riegel) qui dit - sans rire – au sujet de cette main-d’œuvre étrangère : “Ces gens-là nous donnent leurs bras mais pas leur cœur.”

Le chercheur répertorie le système des préférences ethniques fondé sur les stéréotypes mis en place et intériorisé par les ouvriers eux-mêmes avec ses “Portugais bosseurs et râleurs”, ses “Arabes irascibles et discutailleurs”, ses “ferrailleurs polonais toujours en retard” et tous les manœuvres africains, systématiquement rebaptisés Mamadou et décrits comme “serviles, honnêtes et lents”, donc facilement interchangeables. Un monde figé, semble-t-il, depuis les années 1950 et même en voie de dégradation pour les ouvriers, à travers la systématisation de l’embauche sous forme d’intérim. Or l’intérim c’est la paradoxale assurance de la stabilité dans la précarité ! Comme le résume Hassane, conducteur d’engin : “Dans le bâtiment, tu travailles juste pour manger” ou Philippe, commercial d’une agence d’intérim spécialisée : “C’est chacun pour sa pomme, dans le bâtiment (…) Tu ne peux pas aller t’occuper tout le temps de ton voisin ! Si tu fais ta mère Teresa, tu vas te faire lourder de partout.” A bien y réfléchir, cette atmosphère se limite-t-elle aujourd’hui au seul secteur du bâtiment ?

Cet essai, nullement rébarbatif en dépit de l’austérité de son sujet, dissèque, “de l’intérieur”, les structures d’un univers dominé par les a-priori, le racisme, l’exploitation du plus faible. Il dévoile avec une précision scientifique qui n’empêche pas l’empathie, l’aliénation de ces ouvriers-esclaves du monde moderne. Une lecture perturbante autant que nécessaire.