À lire : Bons baisers de la colonie, un film de Nathalie Borgers

Bons baisers de la colonie, un film de Nathalie Borgers

Catégorie : Autre Éditeur : - ISBN : Nathalie-Borger Posté le par Liesel

Bons baisers de la colonie, un film de Nathalie Borgers


“La Suisse africaine”, “le pays des Monts de la Lune”, “le royaume où Dieu vient dormir chaque soir”… Nombreux sont les noms poétiques attribués à la nation rwandaise, ce confetti de 26 000 km2 enserré au cœur du continent africain. Si le Rwanda est passé aux avant-postes de l’histoire du monde depuis le génocide des Tutsis de 1994, longtemps, les Belges furent les seuls ou presque à se préoccuper de ce petit royaume accolé à leur grand Congo hérité de Léopold II, au-delà du lac Kivu et cerné, sur ses trois autres frontières par l’Ouganda, la Tanzanie et le Burundi. Un morceau d’Afrique arraché aux Allemands en 1916, lors des durs combats de la première guerre mondiale étrangement répercutés par les pays européens sur leurs terres coloniales. C’est donc sous l’uniforme de soldat qu’arrive au Rwanda Léon Borgers, le grand-père paternel de la réalisatrice. Vingt ans d’une carrière brillante sur place en feront un résident colonial. Car dès 1922, la Belgique, reçoit officiellement de la Société des Nations le mandat de tutelle sur le Rwanda. Sans doute Léon Borgers fut-il impressionné par ce petit jardin d’Eden “au cœur des ténèbres” selon la formule éprouvée de Conrad. Cette enclave intérieure, jusqu’ici quasiment inexplorée par les Occidentaux, figurait un vrai paradis végétal aux terrasses verdoyantes où paissaient des vaches à longues cornes près de lacs aux surfaces tranquilles et bleutées, bordés de papyrus en buissons. Dans les hauteurs peuplées de gorilles impressionnants autant que farouches, bouillonnaient des volcans au-dessus desquels, affirmaient les “indigènes”, dansaient les âmes de leurs ancêtres. Tous les Européens de l’époque racontent aussi leur admiration pour les Tutsis de la cour royale qu’ils comparaient aux pharaons de l’antiquité égyptienne, ces hommes de haute taille aux mines hiératiques au-dessus de leurs toges claires, arborant des coiffures imitées des cornes de la vache, l’animal fétiche des Rwandais, toutes ethnies confondues : Hutus, Tutsis et Twas, les Pygmées des forêts. Nombre de coloniaux y trouvèrent un moment leur Paradis, auprès, aussi des femmes rwandaises à la beauté gracile et fière. Léon Borgers, acteur principal bien que silencieux de cette histoire, fut l’un de ceux-là. Un Paradis aux multiples secrets, aussi, parfois, peut-être, porteur d’Enfer… “Amenée du Rwanda par mon grand-père à l’âge de 4 ans, Suzanne a passé toute sa vie en Belgique sans jamais revoir sa terre natale. Elle est, ce qu’on appelait à l’époque coloniale, « une enfant métisse sauvée d’un destin nègre ».” Ainsi débute le récit de Nathalie Borgers, partie sur les traces d’un secret de famille. Tout commence avec la photo souvenir d’une réunion familiale à Bruxelles sur laquelle la cinéaste s’étonne de la surprenante présence d’une femme noire d’un certain âge. Nathalie Borgers découvre alors que son grand-père paternel, jeune administrateur colonial au Rwanda, eut une fille d’une précédente liaison avec une “indigène”. Léon Borgers fera venir l’enfant en Belgique lors de son propre retour au pays natal en 1930, l’année de son mariage avec une compatriote rencontrée à Kigali. Suzanne Borgers, puisqu’elle porte le nom de son géniteur, sera élevée par une vieille tante, dans un pensionnat de religieuses, la nouvelle et très jeune épouse de Léon s’avouant peu encline à prendre en charge ce “témoignage” encombrant de la vie passée de son mari. La réalisatrice va peu à peu comprendre comment ladite “mulâtresse”, telle que Suzanne se définit elle-même avec l’humour parfois grinçant qui la caractérise, n’est ni complètement tenue à l’écart ni vraiment intégrée au sein de la tribu Borgers. Dans le contexte colonial de l’époque, s’il est admis que les “broussards” oublient l’éloignement et la rudesse de leur tâche entre les bras de quelques jolies autochtones, il est aussi de tradition de laisser en Afrique les éventuels “fruits” de ces échanges amoureux. Des écoles spécifiques destinées aux métis ont été crées par les Pères Blancs à cet effet, même si certains prônaient de “tirer vers le haut” cette descendance “abâtardie” en l’intégrant au monde blanc. La démarche de Léon Borgers est donc assez insolite, comme la destinée de Suzanne dont la silhouette sombre et les cheveux bouclés tranchent parmi les frimousses blondes sur les photos de famille, entre les plages d’Ostende et les thés au jardin dans les vieilles demeures bruxelloises de cette première moitié du XXème siècle. “Je ne savais pas ce qu’était un Noir puisque je n’en avais jamais vu” confie Suzanne à Nathalie qui a noué des liens avec la vieille dame dont elle tente, durant tout le film, de recomposer l’histoire tout en s’interrogeant sur la démarche de son grand-père. Emouvante, intrigante Suzanne avec son regard tendu – vers un ailleurs oublié ? – perçant et vigilant aussi, sans cesse marqué d’une colère rentrée que l’âge ne semble pas parvenir à éteindre. Cette rescapée des colonies confie à sa nièce curieuse les bribes d’une vie suspendue : entre deux familles dont la première qu’elle ne connaît pas, deux mondes, deux continents, deux vies presque, si ce n’est que l’une reste quasi fantomatique. Et aussi quatre frères au lieu de deux, mais cela, Suzanne l’apprendra plus tard. Car si lors de sa quête humaine et historique à la fois, Nathalie Borgers creuse une vérité souvent composée de souffrances, elle fait aussi de belles rencontres et y gagne même une famille élargie... Comme à son habitude, la caméra de Nathalie Borgers filme tout en retenue et élégance, attentive aux émotions de ceux dont elle fixe l’image, sans pourtant laisser échapper les moments forts durant lesquels éclate la vérité. A travers ce travail d’investigation familiale porté par la reconstruction de l’identité d’une femme, l’enquêteuse se penche sur le monde colonial aujourd’hui disparu mais dont le souvenir marque durablement la mémoire collective, celle des colonisés et des colonisateurs. Nuancée, toujours empathique, la cinéaste tente d’analyser la manière dont se répercutent au sein de l’intime les violences de ce monde binaire de dominés/dominants. Elle s’interroge sur le processus par lequel les théories raciales, longtemps incontestées et si prégnantes, codifiées même, ont touché le cœur des relations individuelles et gardent un écho fort chez la plupart de nos contemporains. On n’est pas prêt d’oublier ce film dérangeant, dépouillé de tout folklore, de toute nostalgie exotique malgré les photos sépias et les documents d’archives qui illustrent le récit. Sur les pas d’une famille qui ignorait sa totalité, entre Belgique et Rwanda...